Madame la Ministre,
Deux ans à peine après le retour de la gauche au pouvoir, Aurélie Filippetti a quitté ses fonctions en laissant un ministère dans un état encore plus dégradé que celui dans lequel elle l’avait trouvé. Si l’élection de François Hollande avait pu susciter l’espoir ténu de l’abandon d’un ultra-libéralisme sans partage, force est de constater qu’il n’en a rien été.
Votre arrivée rue de Valois, dans le cadre du gouvernement Valls II, n’augure hélas aucun changement de cette politique de régression. Les orientations fixées par le Premier ministre le 26 août, et qui devraient être confirmées aujourd’hui même devant l’Assemblée Nationale, vont encore accentuer les politiques d’austérité et de dérégulation que combattent nos organisations syndicales. La désillusion a cédé la place au désaveu et à un profond sentiment de trahison.
La crise politique, économique et sociale que nous traversons fait chaque jour de nouvelles victimes. Sa gravité est désormais telle qu’elle risque de faire chanceler notre société, au seul profit des extrémismes, des replis identitaires et de l’obscurantisme qui constituent autant de menaces contre la démocratie.
En ce 16 septembre, nous sommes réunis ici pour débattre d’un ministère, celui de la culture, qui a un rôle primordial à jouer dans cette époque troublée. Vous allez devoir affirmer avec force et par les faits que la culture n’est ni un supplément d’âme ni un simple levier de développement économique ni le faire-valoir des industries culturelles et encore moins une marchandise. Bien au contraire, la culture reste plus que jamais le pivot d’un monde qui mise sur les femmes et les hommes, sur leur liberté, leur créativité et leur citoyenneté, et qui favorise leur émancipation. Le gouvernement et la majorité auxquels vous appartenez pourraient ainsi considérer avec Jacques Rancière que « S’émanciper ce n’est pas faire sécession, c’est s’affirmer comme co-partageant un espace commun […] ».
Aujourd’hui, des fragilités récurrentes et des failles structurelles menacent dans ses fondements et son devenir notre ministère. Seuls le professionnalisme, l’engagement et la mobilisation admirables des personnels ont permis à la culture de conserver un ministère de plein exercice en dépit d’attaques incessantes, excessivement brutales. Il vous appartient désormais, Madame la Ministre, de prendre au plus vite des actes forts, concrets, lisibles et efficaces. Vous êtes donc attendue, et le temps est compté, sur le terrain du renforcement impérieux du ministère de la culture et de sa refondation au service de toute la population et d’une véritable ambition de progrès social. Et quand nous disons que le temps est compté, ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’une formule facile. Nous avons tenu constamment ce langage à votre prédécesseur. Les résultats sont là : en l’espace de 27 mois, malgré quelques amléliorations ici ou là, la situation s’est plutôt aggravée.
Si votre volonté est de trouver les moyens de consolider sans attendre le ministère de la culture, vous pourrez alors compter sur l’énergie et la passion des agents pour leurs missions et pour la défense du service public culturel. Voici les quelques grands thèmes, qui n’ont rien d’exhaustifs et mériteraient d’être complétés et enrichis, sur lesquels les représentants du personnel veulent vous interpeller… et trouver des réponses :
Budget et emploi
A rebours de toutes les promesses de campagne et des discours de lui candidat sur la sanctuarisation du budget de la culture, le mandat de François Hollande est pour l’heure le symbole d’une baisse historique, jamais atteinte. L’emploi, pourtant lui aussi passé au laminoir de l’ère Sarkozy, a fait l’objet de nouvelles destructions sous votre majorité. Allez-vous poursuivre dans cette voie mortifère ? Allez-vous entériner la baisse du budget et gérer les affaires courantes ou aurez-vous les moyens de stopper l’hémorragie ? Trouverez-vous des marges de manœuvre suffisantes qui redonnent un peu d’oxygène à ce ministère et qui lui permettent enfin de relancer les politiques publiques indispensables à la lutte contre les fractures culturelles et sociales que nous évoquions à l’instant ? Les personnels attendent une réponse.
La précarité des personnels
Allez-vous vous attaquer à la précarité qui ronge ce ministère, ses services et ses établissements depuis trop longtemps, et qui participe de sa fragilité systémique ? Etes-vous prête à présenter un plan de lutte contre la précarité, un plan fondé sur le retour à la règle et la primauté de l’emploi stable et statutaire ? Allez-vous ouvrir les concours indispensables, finaliser le dispositif Sauvadet ou encore lever la dérogation de plusieurs de nos établissements ? Les personnels attendent une réponse.
Sous-traitance et responsabilité sociale du ministère
Nous ne savons plus comment aborder la question de la sous-traitance tant la gestion de ce dossier pourtant fondamental fait honte à notre ministère. Christine Albanel en son temps avait entrebâillé la porte à des discussions sur une charte et des clauses sociales encadrant les appels d’offres. Aurélie Filippetti avait laissé entrevoir la possibilité d’un accord. Mais dans les faits : rien ! Rien, alors même que la sous-traitance a pris une place considérable dans le fonctionnement quotidien du ministère et de ses établissements et que les salariés y vivent des conditions de travail souvent inqualifiables. Rien, alors que nous avons émis des propositions très avancées, originales et innovantes dont le ministère pourrait s’emparer et s’enorgueillir. N’ajoutez pas votre nom à la longue liste de ceux qui en sont restés au stade de la commisération.
Carrières, pyramidages, rémunérations, promotions, régime indemnitaire
Les agents du ministère de la culture sont les plus mal lotis de la Fonction publique en ce qui concerne tant les carrières, la structure de l’emploi et les pyramidages que les rémunérations, les promotions et le régime indemnitaire. Aurélie Filippetti avait reconnu cette réalité accablante dont elle fut prompte à s’offusquer. Sous la pression, elle avait pris des engagements notamment pour les agents de catégorie C en général et plus particulièrement pour celles et ceux de la filière administrative. Que vont devenir ces engagements sous votre autorité alors même que votre prédécesseur et ses équipes ne les ont pas tenus ? Les personnels attendent une réponse qui ne peut plus être différée. Il est de notre responsabilité de vous mettre en garde contre l’exaspération grandissante que ces injustices inadmissibles alimentent nécessairement.
Et que dire par ailleurs des agents de catégorie B et A et de l’encadrement qui sont eux aussi confrontés à une absence de perspectives professionnelles tout aussi injuste et à laquelle vous devez répondre.
Les conditions de travail
Vous ne pouvez pas ignorer que les conditions de travail des personnels du ministère se sont considérablement dégradées en ces temps de restructuration permanente, de course à la rentabilité et de recherche d’une productivité croissante. Nombre de rapports d’inspection ainsi que les riches travaux des CHSCT et notamment du CHSCT-M attestent de cette situation préoccupante. Aurélie Filippetti avait dit son intérêt pour ces questions. Rien ne permet néanmoins d’affirmer que les choses se sont vraiment améliorées. La détérioration des conditions de travail, une pénibilité accrue se traduisent dans de trop nombreux cas, que ce soit en administration centrale, dans les services déconcentrés et dans les établissements, par un sérieux problème de santé au travail.
Les incidences de la loi MAPTAM et de la Réforme territoriale sur les DRAC
L’actualité qui percute notre ministère en cette rentrée, c’est aussi naturellement la loi MAPTAM et celle portant sur la nouvelle organisation du territoire adoptée en première lecture cet été. Elles font l’objet du point 2 de l’ordre du jour et c’est avec vous, directement, que nous voulons débattre de leurs incidences. Quelle est votre position sur les éventuelles délégations de compétence aux collectivités locales dont nous savons qu’elles auront des effets nocifs sur les DRAC, sur leurs missions et donc sur l’avenir des personnels qui les portent. Dans un paysage administratif réduit désormais à 13 régions, il est évident que les DRAC seront touchées au cœur. Nous l’avons dit à maintes reprises mais nous voulons le redire à votre attention : les DRAC sont le ministère de la culture en régions et dans les territoires de la République. Les amoindrir ou pire les sacrifier et les voir disparaître sous les coups d’une réforme autoritaire qui ne fait pas honneur au débat démocratique, c’est, in fine, menacer l’existence même du ministère de la culture. Aprés le véritable traumatisme qu’ont connu les personnels à cause d’une RGPP dont le caractère destructeur a été amplement reconnu par l’Inspection Générale des Affaires Culturelles, vous n’avez pas le droit d’imposer à ces mêmes agents de nouvelles épreuves. Qu’en sera-t-il dans les mois qui viennent de leur travail, de leur emploi ? Nous n’accepterons pas, entendez-le, qu’ils soient relégués, déménagés, transférés. Qu’avez-vous à nous répondre ? Qu’avez-vous à leur répondre ? Ce dossier brûlant doit être traité tant du point de vue politique que social. Sachez-le : nous ne nous contenterons pas de réponses dilatoires et faussement rassurantes car dans ce domaine, précisément, nous avons été amplement servis.
Les réseaux de service public
La vitalité et l’efficience du ministère de la culture reposent sur des réseaux de service public qui sont tous à la croisée des chemins et traversés par de graves et légitimes inquiétudes.
Nous pensons bien sûr au service public de l’archéologie préventive de plus en plus mis à mal par une concurrence féroce, absurde et irresponsable. La mobilisation des agents et leur ténacité à exiger un pôle public forcent là encore l’admiration.
Nous pensons au réseau des musées nationaux et musées de France et dans lequel les services à compétence nationale détenteurs d’un patrimoine inestimable font si souvent les frais d’une vision comptable et mercantile des musées et où les établissements publics connaissent des dérives qu’il faudrait stopper tout de suite avant de basculer complètement dans un modèle entreprenarial pur et dur.
Il en est ainsi de la proposition d’ouverture des musées 7 jours sur 7. Ce chantier lourd de conséquences a été ouvert durant l’été en parfaite contradiction avec la rhétorique gouvernementale sur le dialogue social. C’est en effet par la presse que les agents ont appris fin juillet que nos dirigeants et le Chef de l’Etat en personne envisageaient sérieusement d’ouvrir les musées 7 jours sur 7, à commencer par le Louvre, Orsay et Versailles. Ce projet, motivé par des considérants bassement économiques d’une part et par des considérations médiatiques d’autre part, pose des difficultés sociales majeures. Il soulève aussi des enjeux culturels et muséographiques considérables et éminemment complexes qui doivent prendre en compte les dimensions patrimoniale et scientifique de ces établissements. Vous devez là encore, Madame la Ministre, lever les ambiguïtés et garantir le retrait d’une mesure révélatrice de la méconnaissance de notre ministère et de sa situation des plus tendues. Vous devez retirer ce projet car il n’est pas soutenable pour le ministère et ses établissements.
Nous pensons aux monuments nationaux essentiels à la chaîne patrimoniale et pourtant eux aussi sujets à la pression de la marchandisation et touchés par une précarité endémique.
Nous pensons aux archives nationales et départementales qui ont tout à craindre des effets d’une politique de maîtrise des dépenses incompatible avec la conservation durable de la mémoire et la fabrique précieuse et indépendante de l’histoire.
Nous pensons à l’enseignement supérieur culture et à nos écoles et conservatoires qui sont sous le coup d’interrogations cruciales telles que celles représentées par les communautés d’universités et d’établissements (ComUE), et sur lesquels lorgnent sans vergogne des intérêts privés assez éloignés de l’intérêt général et de l’éducation pour tous.
Nous pensons au livre et à la lecture, aux bibliothèques : des missions à la fois méconnues et délaissées, et soumises à une mutation technologique qui n’est pas pensée et qui peut sembler à certains égards hors de contrôle.
Nous pensons aussi au cinéma et à ces dispositifs de soutien à la création cinématographique qui furent longtemps un exemple pour l’exception culturelle et que menace à présent une vaste offensive à la fois économique, technologique et industrielle.
Spectacle vivant et création
Il nous faut aussi inévitablement aborder le spectacle vivant et la création qui sont pris dans la tenaille de l’absence cruelle de politique ministérielle en termes d’emploi et de soutien à la création, et des injonctions du Medef (le fameux protocole d’accord du 22 mars) sur l’intermittence ratifiées par le ministre du Travail François Resbamen, au mépris même de ses engagements antérieurs. La mobilisation des Intermittents et Précaires ne faiblit pas et, là aussi, nous attendons une réponse claire de votre part. Allez-vous nous expliquer que la réforme du 22 mars est bonne ? Serez-vous là pour contenter et rassurer le MEDEF ? Ou allez-vous nous surprendre en vous mobilisant pour obtenir le retrait de cette mauvaise convention d’assurance-chômage ?
Quid des projets de loi
Nous voulons également vous interroger sur les projets de loi lancés par votre prédécesseur. Qu’en est-il de la loi sur le patrimoine ? Qu’en est-il de la loi sur la création ? Allez-vous les conduire à terme ? Allez-vous retenir d’autres voies ? Pour notre part, nous avons la faiblesse de penser qu’ils ne résolvent rien au fond et qu’ils sont tristement emblématiques d’un manque de souffle et de vision.
La structuration et l’organisation du ministère
Pour compléter notre tour d’horizon, nous devrions également nous pencher sur la structuration et l’organisation du ministère et de son administration mais la séance avance et il y a déjà une abondante et instructive littérature sur le sujet. Retenez toutefois que la RGPP nous a laissé en héritage une organisation défaillante qui, contrairement à ses prétentions, n’a rien modernisé, rénové ni simplifié. Retenez aussi que nous avons déjà fait de nombreuses propositions qui se sont perdues dans les limbes de la technostructure. Retenez également que la réforme récente de la tutelle a été fortement contestée parce qu’elle laissait un ministère balkanisé et miné par la perte d’autorité instruite par des « opérateurs » jaloux d’une indépendance qui n’a pourtant, à terme, aucun sens et aucun avenir – sauf à considérer que l’on pourrait faire sans ministère.
Il faut que ça change et vite
Madame la Ministre, vous avez donc du pain sur la planche. La tâche est immense. Nous vous souhaitons bien entendu bon courage. Mais soyez persuadée que nous exigeons de vous et de votre cabinet que vous mettiez immédiatement l’ouvrage sur le métier. Si nous l’exigeons avec force, c’est que vous le devez aux personnels et à tous les professionnels et à plus forte raison au pays.
Paris, le 16 septembre 2014
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