Eveha, premier opérateur privé d’archéologie préventive, vient d’être placé en redressement judiciaire. Cet évènement, qui inquiète naturellement les salariés de l’entreprise, témoigne une fois de plus de la profonde crise traversée par l’archéologie préventive et des dérives d’un système concurrentiel inadapté à la discipline. Les personnels de l’ensemble des opérateurs, publics et privés, en payent aujourd’hui le prix fort, en termes d’emplois et de conditions de travail. Pour masquer leurs responsabilités dans la dérive de ce système et dans la situation de l’entreprise, les dirigeants d’Eveha se sont lancés dans une violente campagne contre l’Inrap qui serait, à les entendre, seul responsable de cette situation. Dans la droite ligne des attaques de 2015-2016 devant l’autorité de la concurrence, l’objectif est toujours le même : sauver leur petit business en écartant l’Inrap du marché des fouilles.
En cessation de paiement, Eveha a été mise en redressement judiciaire ce mercredi 8 novembre. S’ouvre pour l’entreprise une période d’observation de 6 mois renouvelable, au cours de laquelle elle poursuit son activité, qui doit permettre un bilan économique et social de la société et, selon les résultats de ce bilan, déboucher sur un plan de redressement ou sur une cessation partielle ou totale de l’activité. L’assurance de garantie des salaires (AGS) prend en charge les impayés vis-à-vis des salariés à la date du placement en redressement et le remboursement des dettes de l’entreprise contractées antérieurement est suspendu, comme les éventuelles procédures de recouvrement.
Après les mises en liquidation d’Archéoloire, d’AFT Archéologie et de Chronoterre, cette mise en redressement judiciaire est un nouvel épisode de la crise de l’archéologie préventive. Les personnels, tous opérateurs confondus et la discipline en sont les premières victimes : dégradation des conditions de travail, multiplication des grands déplacements, insuffisance de moyens sur les opérations, etc. Depuis 2012, 150 équivalents temps plein à l’Inrap et une cinquantaine d’emplois (CDD et CDI) sur les 500 que comptaient les opérateurs privés ont été supprimés. Les suppressions de postes se comptent également en dizaines dans les services de collectivité.
Une crise qui n’en finit pas
Cette dégradation catastrophique de l’emploi et des conditions de travail de l’ensemble des archéologues résulte naturellement d’une baisse généralisée de l’activité d’aménagement du territoire et donc des fouilles préventives. Les derniers chiffres disponibles montrent que la reprise, attendue et annoncée pour 2017, n’est finalement pas au rendez-vous. Tout indique que l’année devrait même s’achever sur un nouveau tassement de l’activité au niveau national.
Aux effets de la crise s’ajoutent ceux de la spirale déflationniste des prix de l’archéologie, initiée par quelques grands opérateurs privés, Eveha en tête. Si les détracteurs de l’Inrap sont les premiers à brandir les rapports de la Cour des comptes – dont on regrette qu’elle ne puisse s’intéresser d’un peu plus prêt à certaines de leurs pratiques – il est un passage de son rapport de 2016 qu’ils se gardent bien de citer : « [l’Inrap] a enfin cherché à adapter ses prix pour faire face à la concurrence, puisqu’il a limité à 5,65 % en quatre ans (2009-2013) l’augmentation de ses tarifs […]. Pour méritoire que soit cet effort, il s’est avéré insuffisant puisque, dans le même temps, les opérateurs privés baissaient leurs tarifs de 37,5 % ». Depuis, l’Institut a été contraint de se lancer à son tour dans cette course au « moins disant », sans plus de succès que ses concurrents. Sur demande du ministère de la Culture, il s’est engagé en 2017 à une augmentation de ses prix unitaires, de 12% en moyenne selon les derniers chiffres de la direction de l’établissement. Il n’est pas certain que tous les opérateurs en aient fait autant…
Plus fondamentalement, on en revient toujours au même constat : c’est en dernier ressort l’aménageur qui choisit l’opérateur de fouille. Son seul intérêt est qu’une opération lui coute le moins cher et/ou soit réalisée le plus rapidement possible, pas qu’elle soit de qualité. Dans ces conditions, on voit mal comment cette spirale infernale pourrait être durablement enrayée, même avec la mise en place du contrôle préalable des projets d’intervention scientifique. Le transfert, en 2003, de la maitrise d’ouvrage aux aménageurs portait en germe cette spirale déflationniste.
L’Inrap au pilori
Dans ce contexte, et alors qu’ils n’ont pas obtenu satisfaction devant l’autorité de la concurrence en juin dernier, les attaques des opérateurs privés contre l’Inrap se multiplient. Le 21 septembre dernier, les sociétés membres du Syndicat national des professionnels de l’archéologie (SNPA) interpellaient la ministre de la Culture sur les « pratiques anormales » de l’Institut, avant d’arroser copieusement les parlementaires de la même littérature et de se faire plus menaçant : « l’Autorité de la Concurrence a déjà été saisie récemment par quelques opérateurs privés, d’autres pensent le faire prochainement et envisagent également de déclencher des procédures complémentaires ».
Aujourd’hui, ce sont les dirigeants d’Eveha qui engagent une campagne de presse extrêmement violente contre l’Institut, dénonçant pêle-mêle des « détournements de subventions », « une politique de dumping et de prix prédateurs » ou des velléités « d’éviction de la concurrence ». En d’autres termes, l’Inrap porterait la responsabilité de la situation dans laquelle les dirigeants d’Eveha ont eux-mêmes placé l’entreprise et ses salariés.
Partie de rien, Eveha est devenu en moins de 5 ans (2007-2011) le premier opérateur privé du secteur, taillant des croupières à l’ensemble de ses concurrents, privés comme publics, qui se demandaient comment l’entreprise pouvait pratiquer de tels tarifs. Eveha est, avec la société Mosaïques Archéologie (dont elle est par ailleurs un des principaux actionnaires), le seul opérateur à avoir connu une croissance continue de son activité, tant en « part de marché » qu’en chiffre d’affaires, depuis sa création jusqu’en 20151, alors même que le chiffre d’affaires global du secteur s’effondre depuis 2012 (-36% entre 2012 et 2014 selon les chiffres publiés par le ministère de la Culture). Pourtant, le résultat d’exploitation d’Eveha est déficitaire depuis 2013. Croissance du chiffre d’affaires et des parts de marché d’une part, creusement du résultat d’exploitation et des déficits d’autre part : n’y aurait-il pas içi une politique de prix particulièrement agressive et une course effrénée à la croissance dont Eveha en payerait aujourd’hui le prix ? Qui donc a fait du dumping ?
Les difficultés économiques d’Eveha ne sont pas récentes, même si l’entreprise en minimisait encore l’ampleur dans un récent courrier à la Direction générale des Patrimoines (cf. dossier de presse d’Eveha). On s’étonnera que le ministère de la Culture n’ait pas, malgré de multiples signaux d’alerte, exercé un contrôle plus étroit de la « capacité financière » de l’opérateur agréé, comme la loi l’y incite. La ministre a pourtant renouvelé, et même étendu, son agrément au printemps dernier.
Mais ne nous y trompons pas, les dirigeants d’Eveha utilisent aujourd’hui cette situation pour mener un ultime combat contre l’Inrap. Ils ne s’en cachent pas : dans un document interne destiné au Comité d’entreprise de la société, qui devait ce lundi rendre son avis sur la demande de mise en redressement judiciaire, ils réaffirment leur volonté de « continuer à judiciariser et faire connaitre l’ensemble des dysfonctionnements et conflits d’intérêt du secteur », comptent sur « une intervention supplémentaire de l’autorité de la concurrence », qui devrait la « conduire en toute logique à compenser tous ces manquements par des mesures conservatoires envers l’INRAP ». Ils annoncent le lancement d’une campagne de presse nationale et régionale, avec un objectif ultime : « que l’Etat s’interroge sur l’intérêt de garder l’INRAP sur le secteur concurrentiel des fouilles ». C’est reparti pour un tour, toujours plus loin, toujours plus fort…
La direction de l’Inrap vient d’annoncer rechercher les voies d’une plainte en diffamation contre les dirigeants d’Eveha. Dont acte. Mais on aimerait aussi, dans la période, entendre un peu plus la ministre de la Culture en défense de l’Institut, de ses agents et du service public de l’archéologie.
Paris, le 10 novembre 2017.
1 Ni Eveha, ni Mosaïque archéologie n’ont aujourd’hui publié leurs comptes sociaux pour 2016.