Fiche 9 : Numérique et travail

4 janvier 2024 - par CGT-Culture

Texte d’orientation du XIIIe congrès de la CGT-Culture – novembre 2023

Depuis 2013 la question du numérique a fait l’objet de plusieurs rapports. Lors de sa CE du 5 juillet 2016, la CGT Culture débattait du rapport Mettling, paru en septembre 2015 : « transformation numérique et vie au travail ». Ces dernières années le travail opère des transformations rapides et sans précédent, décrites ou esquissées dans ce document. C’est avec les accords sur le télétravail que s’est amorcée la modification des modalités de travail. En 2019, 18 mois après la publication de l’arrêté du 31 mars 2018, 236 agent.e.s en télétravail étaient dénombré.e.s sur le périmètre ministériel1, ils sont désormais beaucoup plus nombreux.ses. En octobre 2022, 1594 sur 2375 agent.e.s des DRAC avaient fait une demande de télétravail (soit 67 % contre 55 % en 2021). La crise COVID a précipité une mutation numérique du travail qui était déjà à l’œuvre. Elle a agi comme un catalyseur, accélérant la mutation numérique du monde du travail, obligeant par exemple à combler en quelques mois un retard de plusieurs années en matière d’équipements. Mais, cette transformation va au‐delà de la simple évolution technologique. Elle entraîne une révolution dans la manière même dont nous concevons et exécutons notre travail.

Les procédures de travail se sont complexifiées. Le travail dans sa nature est profondément modifié faisant des travailleur.euse.s des « opérateurs de saisie », tributaires de problèmes techniques sur lesquels nous avons perdu la main (gestion des flux d’informations, architecture réseau…), allant jusqu’à empêcher le fonctionnement des services. La réception d’un dossier qui pouvait ne prendre que quelques minutes est de plus en plus longue, notamment lorsqu’il faut pallier les lacunes de la dématérialisation (exemple 100 % démat).

Le travail à distance a entraîné une rupture des interactions collectives au profit d’une activité solitaire. L’écran d’ordinateur ou de téléphone a remplacé les interactions en face à face. Cette transition a créé des déséquilibres notables entre travailleur.euse.s présents sur site et travailleur.euse.s « à distance », entre ceux et celles autorisé.e.s à l’être et ceux et celles qui ne le sont pas. Les conflits ont émergé, amplifiés parfois par des clivages générationnels entre ceux et celles qui sont à l’aise avec la technologie et ceux et celles qui le sont moins.

Les bureaux traditionnels se vident progressivement, laissant place à une pression immobilière croissante. Cette pression incite les services à envisager des solutions alternatives, telles que déménagement ou délocalisation vers des tiers lieux, pour optimiser l’utilisation de l’espace de travail.

La numérisation du travail a souvent conduit à un allongement du temps de travail, notamment pendant la crise sanitaire. De nombreux travailleur.euse.s ont été contraint.e.s de travailler pendant leurs jours de repos et de ramener du travail à domicile pour s’adapter aux nouvelles technologies. Cette situation a entraîné une intensification du travail, soulevant des questions sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et remettant en question le droit à la déconnexion.

Les espaces de dialogue et de participation des travailleur.euse.s aux décisions organisationnelles ont été mis à mal. Une majorité d’agent.e.s du ministère estiment ne pas avoir été associé.e.s aux questions d’organisation du service, avant la crise (52 %), pendant la crise (50 %) ou pour en préparer la sortie. Cette réalité rejoint des constats plus généraux : 51 % seulement des français.es sont consulté.e.s sur des décisions importantes pour leur travail1. Au ministère, comme ailleurs, les agent.e.s accèdent peu ou pas à la parole sur et dans le travail, évolution en lien avec le « flicage » facilité par la technologie et l’« autoritarisme managérial » décrit par de nombreux agent.e.s pendant la crise sanitaire.

Une étude portant sur les impacts de la crise sanitaire révèle que 43 % des agent.e.s considère que leur investissement dans le travail est moins bon qu’avant la crise (40 % pensent qu’il est identique). Le sentiment d’utilité du travail a diminué pour 66 % des répondant.e.s. Aujourd’hui les agent.e.s se sentent accaparé.e.s par des problèmes techniques au détriment de leur mission. La démotivation explose.

En 2022, dans son rapport « Dématérialisation des services publics », le défenseur des droits situe à deux niveaux cette évolution. D’abord celui de la fracture numérique. Selon ce rapport, 10 millions de personnes sont en difficulté avec le numérique dans notre pays. La seconde évolution concerne la redéfinition du rôle de l’usager.ère : « dans la production même du service public : il en devient le coproducteur malgré lui. C’est à lui qu’il revient de s’équiper, de s’informer, (…) de se former (…), d’être en capacité d’effectuer ses démarches en ligne, tout en répondant aux “canons” fixés par l’administration : comprendre les enjeux de la démarche, le langage administratif, ne pas commettre d’erreur au risque de se retrouver en situation de non accès à ses droits. Sur les épaules de l’usager ou de ses “aidants” reposent désormais la charge et la responsabilité du bon fonctionnement de la procédure. On demande en réalité aux usagers de faire plus pour que l’administration fasse moins et économise des ressources. »

Malgré les plans de dématérialisation et de simplification des démarches, l’accès aux services publics n’a pas été facilité. Au contraire, pour faire face à l’augmentation des dossiers, il a fallu réduire l’accès téléphonique et physique aux services. Cette évolution remet en question les principes fondamentaux du service public, notamment la continuité, l’égalité et l’adaptabilité. Enfin, la dématérialisation rompt les liens de proximité de l’administration avec les usager.ère.s

Les enjeux de la transformation numérique sont politiques. Quel service public cette transformation sert‐elle ou prépare‐t‐ elle ?

Les enjeux de la transformation numérique sont économiques. Les emplois sont la première cible, puis les coûts du travail (loyers, frais de fonctionnement, de déplacement…).

Les enjeux de la transformation numérique sont sanitaires. La sédentarité, les troubles oculaires, les troubles auditifs et les troubles musculo‐squelettiques ont marqué les organismes humains pendant la crise sanitaire. Mais l’accélération de la numérisation et la dématérialisation provoque déjà l’épuisement des équipes lié à la charge mentale du travail qui le rend moins soutenable. C’est une perspective de risques socio‐ organisationnels plus importante encore qui se dessine.

Les enjeux de la transformation numérique sont sociaux. L’isolement, la solitude, l’individualité dans le travail sont des caractéristiques nouvelles qui pour l’heure sont contraires à ce que nous connaissons.

Si la révolution numérique est incontournable, elle doit être pensée et conduite autrement :

  • La CGT‐Culture doit imposer dans toutes les instances, dans toutes les structures, avec les administrations, avec les camarades, un véritable débat ouvert sur les transformations anthropologiques du travail pour sortir du débat uniquement technique.
  • Une méthode d’étude d’impact sur les conditions de travail doit être engagée par l’administration pour analyser le travail réel et évaluer les risques professionnels.
  • Le ministère doit mettre en œuvre le plan d’action validé en CHSCT M à la suite de l’enquête de 2021 sur les impacts de la crise sanitaire sur l’état de santé mentale des agents du ministère.
  • Pour le droit à la déconnexion, les horaires d’accessibilité aux réseaux informatiques ne peuvent excéder celui du présentiel.
  • Augmenter l’indemnité de télétravail à hauteur des coûts et frais liés à la mise en œuvre du télétravail
  • Atténuer les inégalités entre les agent.e.s qui peuvent télétravailler et ceux et celles qui ne peuvent pas par des bonifications horaires.
  • La CGT‐Culture doit participer à la construction du rapport de force sur cette thématique pour que les agent.e.s puissent peser sur des décisions qui sont importantes pour leur travail.
  • La CGT‐Culture doit porter en lien avec les citoyen.ne.s, une autre vision du service public au service de l’intérêt général, de l’émancipation et de la démocratie culturelle.

La CGT‐Culture doit porter une attention particulière à l’accès à la culture des usager.ère.s tant par l’accès au droit d’entrée qu’à la médiation culturelle qui ne peuvent être une exclusivité du numérique, mais bien mettre la médiation humaine au cœur des valeurs du service public, de la culture et de la transmission.

Si le numérique est devenu incontournable pour les nouvelles générations, voire même un plus, celui‐ci ne saurait remplacer les liens de partages, d’échanges et de transmissions des connaissances que nous défendons. La fracture numérique fait partie des facteurs d’exclusion et d’inégalité. Le service public et la culture ne sauraient y participer.

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle apparait dans notre environnement technologique et il faut dès maintenant que la CGT‐Culture s’empare du sujet afin de comprendre et d’anticiper les conséquences et les enjeux de ces outils sur le travail et son organisation.

1 CHSCTM 16.05.2019, bilan de la mise en œuvre du télétravail au ministère de la Culture, avril 2017/septembre 2018.