La culture en berne
L’onde de choc des attentats perpétrés en France en début d’année aura conduit à libérer quelque peu la parole et à ouvrir une période intense de débats. Pas un jour en effet sans que l’on ne parle de la crise et des défis posés à notre société, de citoyenneté, des « quartiers difficiles », d’éducation, de l’école et de l’enseignement, des religions et de la laïcité, entre autres sujets éminemment passionnants et réellement incontournables. Mais quasiment rien ou si peu sur la culture et sur l’urgence vitale d’une démocratie culturelle alors que les atteintes à la liberté d’expression et de création se multiplient et que la menace de l’obscurantisme et des extrémismes de toutes sortes se fait de plus en plus pressante.
Des politiques publiques culturelles en crise
Peut-on se satisfaire des politiques culturelles, de leurs effets et résultats concrets, de leurs évolutions récentes ? Peut-on se satisfaire d’un service public, celui de la culture, celui dont notre ministère a la charge, tant il est affaibli dans ses moyens et abîmé dans son sens ? Ce service public dont nous ne cessons de revendiquer la nécessité et la pertinence mais aussi la refondation est en réalité maltraité et rabaissé depuis des années par les gouvernements successifs.
L’éducation artistique et culturelle, oui mais non
Dans ce contexte, le discours ministériel stérile sur l’éducation artistique et culturelle que l’on entend en boucle depuis l’alternance de mai 2012 apparaît bien trop facile et beaucoup trop éloigné des enjeux présents dans leur gravité et leur grande complexité. Cette procédure parfaitement insuffisante ressemble à s’y méprendre à une allégeance au ministère de l’éducation nationale et à un évitement de nos responsabilités culturelles.
Travail et culture
Le chômage durable, les discriminations dans l’emploi et l’absence de diversité à l’embauche minent notre société. Ces profondes blessures portent en germe des tensions et des clivages qui peuvent à tout moment conduire aux pires dérives. Il devient urgent de se questionner sur la place du travail et de prendre conscience de son rôle essentiel dans la construction d’un monde plus juste et apaisé. On ne pourra pas continuer à nier plus longtemps cette réalité : le travail lui même appartient au domaine de la culture. Il est un des ciments de notre société, le lieu propice au déploiement d’un maximum de cultures, à leur rencontre, leur évolution permanente et à leur transformation.
Culture, un logiciel obsolète
Il est évidemment indispensable que le ministère de la culture travaille avec d’autres ministères, dont, bien sûr, celui de l’éducation nationale, mais aussi notamment ceux du travail, de la ville, de la recherche, de la justice, de la santé, de l’agriculture ou encore de l’intérieur. Nous nous sommes également depuis longtemps prononcés pour des partenariats public-public régénérés avec les collectivités territoriales, et sur la nécessité de tisser des liens étroits, durables et permanents avec le réseau associatif et celui de l’éducation populaire.
On peut en revanche s’étonner et s’inquiéter du silence assourdissant de Fleur Pellerin et de son cabinet sur l’obsolescence du logiciel vertical et élitiste dans lequel l’Etat et sa politique culturelle persistent à s’enfermer.
Culture, démocratie et territoires, le double discours
Faire le constat de fractures et d’inégalités bien réelles et dramatiques ne suffit pas à faire une politique nouvelle et ambitieuse, tournée vers les populations, toutes les populations et forgée à partir du monde réel, des territoires, de tous les territoires, avec et pour leurs habitants.
Silence, on ferme
Les déclarations convenues et la langue de bois du plus bel effet ne parviennent pas à masquer ce qu’il faut bien qualifier de double discours. Car celles et ceux qui affirment vouloir se mobiliser et changer les choses sont les mêmes qui portent la responsabilité d’orientations et de décisions aux conséquences désastreuses. Que répondra la ministre de la culture, dont la solidarité gouvernementale est exemplaire, à la situation catastrophique de très nombreux festivals, structures, manifestations et associations culturelles alors que beaucoup servaient la cohésion territoriale et la rencontre des cultures. La liste des fermetures – que nous tenons quotidiennement à jour, et à votre disposition – pour cause de restrictions budgétaires, subventions supprimées, et de décisions arbitraires et réactionnaires ne cesse de s’allonger. La presse s’est fait l’écho d’une « crise culturelle » mais la situation est telle qu’il faut plutôt parler d’une faillite. Ceci prend une tournure très préoccupante quand on sait les conséquences terribles du désengagement du ministère dans les politiques de la ville.
Liberté d’expression et de création, le courage politique en question
La ministre de la culture pourrait aussi s’exprimer face à la vague insupportable de pressions, de censures et d’autocensures qui frappe aujourd’hui les artistes et leurs créations, à l’instar de cette exposition à Clichy « Femina ou la réappropriation des modèles », symbole douloureux de la liberté d’expression bafouée. L’Etat et le ministère de la culture doivent pourtant être les garants, en toutes circonstances et sur tout le territoire, de la liberté d’expression et de création.
Le ministère de la culture doit faire sa révolution
Si nous nous sommes exprimés le 21 janvier dans une déclaration intitulée « La démocratie sera culturelle ou elle ne sera pas » (en ligne sur notre site internet), nous avons aussi à maintes reprises fait connaître au cabinet de Fleur Pellerin toute notre disponibilité à contribuer aux réflexions et aux travaux ouverts, participatifs et collaboratifs qu’exigent le sursaut et le renouveau du ministère de la culture et de ses politiques.
La ministre se propose de rencontrer prochainement les organisations syndicales pour débattre de la situation. Il est temps. Mais nous ne saurions nous contenter d’une réunion de plus où le dialogue sonne creux et reste vain, quand on ne pense pas une politique et que les moyens humains et budgétaires demeurent indigents. Nous sommes prêts à entrer dans le vif du sujet. Nous le souhaitons. Mieux, nous l’exigeons car la période que nous traversons et le mandat syndical que les personnels nous ont confié début décembre exigent que nous soyons très exigeants.
DRAC et réalités locales, halte au gâchis
Va-t-on enfin, pour ne parler que de cette question ultra-prioritaire, débattre en toute loyauté et en toute vérité du devenir des DRAC alors que la loi relative à la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTR) percute de plein fouet le paysage culturel et très concrètement les missions et l’existence de nos Directions Régionales. Le ministère va-t-il continuer à déclarer officiellement que les DRAC sont le ministère de la culture en régions pour mieux, dans les faits, laisser filer, reculer et abandonner. Les DRAC, parlons-en, elles sont plus que jamais indispensables pour agir avec et pour les gens là où ils sont et tout particulièrement avec ceux qui souffrent et dont les énergies sociales peuvent être immenses une fois brisée la chape des discriminations.
En matière de proximité, l’incapacité à penser le patrimoine dans toute sa territorialité, et singulièrement les monuments nationaux, comme autant de lieux et de leviers puissants du dialogue culturel, de la transmission et de l’innovation constitue un autre exemple cuisant. Tout ceci participe d’un même gâchis. De façon générale, la course à la fréquentation de nos établissements publics laisse une grande partie de la population sur le bas-côté du chemin de la culture.
Fraternité, dignité, égalité, liberté et émancipation, ça urge !
Oui, nous sommes prêts à discuter du virage relevé que le ministère devrait négocier pour être à la hauteur de la situation et faire œuvre réelle de fraternité, de dignité, d’égalité, de liberté et d’émancipation. Mais ça urge !
Paris, le 11 février 2015