Les modèles économiques en question où l’esprit des affaires prime sur les affaires de l’esprit
La libéralisation de l’économie de la culture et de la connaissance se joue à l’échelle internationale avec la complicité des États. Le capitalisme devenu financier et informationnel transforme le savoir et la culture en actifs dont la valeur s’étalonne sur les marchés. Dans ce contexte, les politiques publiques et leur modèle économique sont fragilisés. Les établissements publics, après avoir conquis leur autonomie au détriment des agents et des publics, développent désormais des stratégies marketing, et deviennent des marques. La captation au profit d’une infime minorité de ce qui constitue la culture, le patrimoine vivant de l’humanité, avance à grands pas. À ce rythme‐là, l’exception culturelle française et les dispositifs de soutien à la création qui lui sont associés seront bientôt de l’histoire ancienne. En 2020, ce modèle économique s’est effondré avec la crise sanitaire, les fermetures de sites culturels et la raréfaction des visiteurs. Après la privatisation des profits, les établissements sont venus rappeler que la mutualisation des pertes était toujours à l’ordre du jour. L’État a versé des centaines de millions d’euros pour maintenir la flotte des établissements à flots. En 2023, les affaires reprennent de plus belle sans que quiconque ait appris de cette faillite économique, sociale et culturelle.
Un écosystème à l’épreuve de l’hyperfréquentation et du numérique
L’écosystème de la culture, et tout particulièrement celui adossé au ministère de la Culture, ont donc à connaître une mutation inédite par sa nature et par son ampleur. Les établissements culturels s’organisent comme des entreprises engagées dans une guerre économique et une concurrence internationale, se positionnent sur le marché de la culture et cherchent à conquérir de nouveaux publics qui deviennent des clients et des consommateurs implémentés. Les records de fréquentation sont le nouvel horizon. Cette économie de la culture et du tourisme à outrance menace l’intégrité des personnes, des collections, du bâti, des jardins le droit du travail et l’environnement.
Quant à la révolution numérique, on constate que les nouveaux patrons du service public culturel ne se soucient guère des enjeux anthropologiques qu’elle soulève. Rien n’est fait pour valoriser leur potentiel d’émancipation alors que le numérique modifie les usages à partir de la sphère privée, bien en amont de la relation sociale, de travail, de service ou commerciale.
Gratuité et nouvelles politiques tarifaires
Les établissements sous tutelle du ministère de la Culture développent des politiques tarifaires contraires à l’intérêt général et au service public. La manne touristique est une cible privilégiée. Les tarifs du droit d’entrée s’envolent. Il s’agit d’alimenter les ressources propres. Les mesures de gratuité et de réduction tarifaire sont remises en cause. Ces décisions sont prises en petit comité, sans concertation, ni avec les représentants du personnel, ni avec les associations ou la société civile. Les tarifs pratiqués participent de l’exclusion culturelle d’une partie de la population. Ces politiques portent atteinte à la qualité d’accueil des publics et à la notion d’usager du service public. Les conditions dans lesquelles notre pays accueille les visiteurs venus du monde entier sont indignes.
Changer les modèles libéraux qui imprègnent la Culture en revenant à des principes fondamentaux
Au niveau national, le désengagement de l’État dans les services publics est de plus en plus prégnant et est aussi à mettre en parallèle avec l’augmentation des dépenses fiscales, qui permettent aux plus riches de se soustraire de plus en plus à leurs contributions. De 2013 à 2022, les dépenses fiscales sont passées de 72,1 à 94,2 milliards d’euros.
Dans le secteur de la Culture, la loi Aillagon du 1er août 2003 puis celles qui ont suivi ont fortement avantagé le mécénat d’entreprise en matière d’avantages fiscaux et d’avantages en nature, à tel point qu’en 15 ans nous sommes passés de 90 M€ à plus de 900 M€ de dépenses fiscales annuelles. C’est donc aujourd’hui près d’un milliard d’euros d’argent public qui est dépensé sans contrôle réel comme le souligne la Cour des comptes dans un rapport de 2018 et qui depuis 2010 vient suppléer au fur et à mesure les baisses de subvention de l’État. Le système français est tellement avantageux que certaines entreprises en font leur mode d’action principal en matière de politique RSE (responsabilité sociale des entreprises). D’autres pays comme la Suisse ont décidé de limiter les gains pour les mécènes, afin que ces financements ne viennent pas se substituer aux financements de l’État. Nous devons donc exiger un retour au financement direct par la puissance publique et non déguisé par les dépenses fiscales qui permet aux grandes entreprises et à leurs détenteurs de faire la pluie et le beau temps et d’en tirer des avantages indécents.
De plus, nous devons réaffirmer l’universalité des biens de la Nation et exiger la gratuité pour l’accès à nos musées, nos monuments et nos bibliothèques nationaux. Cette gratuité doit être financée sur le budget de l’État par l’abandon des cadeaux fiscaux faits aux plus riches.
Il est grand temps de sortir des impasses dictées par la puissance libérale qui induisent des politiques tarifaires privilégiant les visiteurs à haut potentiel de dépense ou le développement de mécénat dont les objectifs d’intérêt général laissent la place à la poursuite d’intérêts particuliers.